Carnet de voyage : A Vienne, la Décroissance envoie valser l’orthodoxie.

A Vienne (Autriche), des rencontres ont montré l’influence croissante du mouvement de la Décroissance. Face aux crises multiples, les utopies concrètes proposées par des militants, citoyens, universitaires convainquent : la volonté de réappropriation citoyenne des horizons soutenables et souhaitables est perceptible, jusque dans les endroits où l’on s’y attend le moins… la transition est en marche.

ViennaCarnet de voyage à Vienne, par Jérôme Cardinal.

Le 14 octobre a donné lieu d’une rencontre avec des partenaires autrichiens pour l’organisation d’une conférence sur « Growth in transition », où la Décroissance devrait être intégrée. Elle a été l’occasion d’une discussion débat sur la Décroissance en express par Vincent Liegey. Dans la salle d’une cinquantaine de places, les sièges sont rapidement pourvus. Quelques universitaires, mais surtout beaucoup d’étudiants, déjà sensibles à la Décroissance s’installent.

Certains prennent consciencieusement des notes, d’autres tendent l’oreille. Pas de ricanement ni de vent d’indignation. Après 30 minutes de présentation générale sur la Décroissance, ses projets et stratégies, les questions sont pertinentes et constructives. Elles ne la remettent pas en question, mais questionnent sa mise en place, les modalités d’action à suivre : le lien entre recherche et activisme, l’influence des peurs économiques comme moyen de disciplination des citoyens, etc.

Lunchtime Discussion Vincent Liegey_October 14 2015

Après la discussion, les étudiants veulent rester approfondir et continuer à dialoguer. Une gestion du temps peu décroissante nous oblige à courir jusqu’à la réunion suivante.

On y rencontre des collectifs locaux objecteurs de croissance en quête de cohérence. Le dialogue encore une fois s’instaure facilement. Les idées et points de vue s’échangent, dans le respect, l’écoute et la recherche d’un échange constructif. Impensable il y a quelques années, une représentante du Gouvernement autrichien est également présente. Si l’impossibilité de l’organisation d’une conférence commune est clairement établie, la porte est ouverte à la discussion, symbole de la déconstruction de tabous. A la fin de la rencontre, la fonctionnaire semble même gênée et vient se justifier en mettant en avant son véritable intérêt personnel pour la Décroissance. En accord à titre individuel avec les idées promues, elle rejette la Décroissance en tant qu’incarnation d’une institution : tiraillement interne chez une Décroissante en sommeil…

La journée marathon se poursuit avec une conférence du Climatologue anglais Kevin Anderson, sur la question du réchauffement climatique. Là encore, l’amphithéâtre est presque plein. Des visages familiers déjà aperçus ce matin, d’autres totalement nouveaux. Après le discours technique du conférencier ponctué de propositions et affirmations plus que contestables (croissante verte, maintien énergétiquement possible de nos niveaux de consommation technologiques, promotion du nucléaire,..), l’introduction de 4 discutants, dont 3 objecteurs de croissance apportent une approche systémique au problème. L’audience se réveille et applaudit unanimement la première évocation de la Décroissance. Clive Spash, professeur anglais réputé à l’université de Vienne et fondateur de « social ecological economics » est acclamé lorsqu’il s’interroge sur le sens de nos consommations sans fin. Symbole d’une incompréhension générale et d’un fossé qui se creuse entre les solutions proposées par la classe dirigeante et celles désirées par de nombreux citoyens (voir cette étude qui met en évidence le décalage entre les élites et les plus jeuns autour de la COP 21: http://blogs.mediapart.fr/blog/projet-de-decroissance/121015/repolitiser-la-societe-resocialiser-la-politique), l’affirmation candide du délégué autrichien à la COP21 que « la Décroissance n’est pas à l’agenda » provoquent des rires dans la salle.

C’est vrai, l’audience n’était surement pas représentative. Beaucoup d’étudiants présents provenaient du Master d’écologie sociale de la faculté viennoise, et les milieux universitaires sont des environnements singuliers. Mais elle symbolise l’engouement provoqué par le mouvement et les idées qu’il met en exergue. La Décroissance est aujourd’hui sérieusement discutée et ses promoteurs ne sont plus caricaturés en « Moyenageux djihadistes verts ».

Vienne ne se prête pourtant pas à première vue à l’ouverture d’un tel débat. Dans la plus grande faculté d’économie d’Europe, les bâtiments flambant neufs à l’architecture futuriste et absurde ont remplacé le vieux campus, démoli. Le lieu est hors norme, symbole d’un pouvoir grisant. La hauteur, les formes et les couleurs portent une démesure à l’image du culte actuel accordé à l’économie. L’entrée dans l’ultra-moderne bâtiment D-1 donne une impression de gare aéroportuaire. Les cours sont indiqués sur grands écrans, l’édifice est presque entièrement vitré : décollage vers la déconnexion. On croise des centaines d’étudiants, parfaitement cravatés se rendant dans des salles high-tech dans lesquelles trônent tableaux interactifs et ordinateurs dernière génération.

Dans celle que l’on nomme parfois “Business school” par un symbolique raccourci, les salles de classe ont des noms assez douteux. Mozart ou les Habsbourg n’y sont étrangement pas mis à l’honneur, comme au centre-ville. On y préfère la religion des multinationales. Ici, les cours de business, finance ou d’économie de l’environnement sont donnés dans les auditoriums « Ernst & Young » ou « Redbull », où l’on cultive surement plus le goût du formatage intellectuel que de l’esprit critique. Clive Spash nous confiera plus tard que le pôle dédié au développement durable a été rebaptisé en l’honneur d’une grande compagnie pétrolière. La recherche de profitabilité entraîne une compromission malheureuse permettant greenwashing, promotion de la junk food ou de l’orthodoxie économique.

Alors, le contraste nous a amusé. La Décroissance interroge en son coeur le système et ses symboles. Une louable réflexion s’amorce, ou se renforce. Des espaces de réflexion s’ouvrent et les tabous se libèrent : le carcan du néolibéralisme ne s’impose plus comme modèle apolitique et seul cadre de réflexion envisageable. Les pas de côté s’enclenchent, et Vienne n’est pas un ghetto décroissant. Des constats similaires se dessinent à Paris ou à Budapest. La dernière conférence organisée dans la dernière ville citée sur le thème des nouveaux objectifs du développement durable a également conduit à de nombreuses discussions critiquant le manque de réflexion en amont de ces nouveaux objectifs, qui conduit à des objectifs souvent contradictoires entre eux. La notion même de développement a été largement discutée, et la Décroissance a été évoquée comme unique solution envisageable et souhaitable.

A l’est comme à l’ouest, des individus contestent le système en remettant en goût du jour la simplicité volontaire. Des collectifs s’activent et font se multiplier les alternatives concrètes. Des projets politiques jouent le rôle d’ouvreurs de chemins en créant des espaces de dialogue jusqu’au coeur des facultés de business et instaurent des cadres d’analyse alternatifs radicaux : les problèmes sont traités à la racine. Les efforts à toutes les échelles et le travail de l’ombre réalisé par de nombreux citoyens ne sont donc pas vains. Pour que l’horizon des possibles s’étendent encore, les graines doivent continuer à être semées…

Jérôme Cardinal, membre du collectif d’organisation de la 5ème conférence internationale sur la Décroissance prévue à Budapest du 30 août au 3 septembre prochain.

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