L’essayiste Vincent Liegey revient sur les propos de l’éditorialiste qui a défendu la décroissance, afin de lui expliquer qu’il s’agit d’un vrai projet politique. Lettre initialement publiée dans Marianne le 5 juillet 2019.
Cher Monsieur Aphatie*,
C’est avec beaucoup d’attention que j’ai écouté votre chronique Canicule : « Il faut organiser la décroissance ! » du 24 juin sur Europe 1. M’intéressant à la décroissance depuis plus d’une décennie, je souhaite revenir sur vos propos et suivre votre invitation : oui il faut organiser la Décroissance. Mais qu’est-ce que cela implique vraiment ?
Une canicule politique
Vous commencez par faire le lien entre la « canicule » qui serait fondamentalement « politique », « tout le monde en convient ». Oui, le « dérèglement climatique », tout comme la chute de la biodiversité, la raréfaction des matières premières, l’explosion des inégalités, le discrédit grandissant envers les institutions politiques et médiatiques, les crises économiques, sont bel et bien le fruit de « l’activité humaine » : la nôtre, celle de la civilisation occidentale. Nous parlons bien de la civilisation thermo-industrielle, accro à la croissance, dont l’imaginaire est englué dans la religion de l’économie, de l’innovation, du toujours plus. Ensuite, vous faîtes, et je ne peux que vous en féliciter, une critique juste et scientifiquement démontrée, de l’imposture de la « croissance verte » portée par des « esprits malins ». « Le mot est faux », « le concept n’existe pas ».
« Normalement, théoriquement, ce que la politique a fait, elle peut le défaire. »
Et vous continuez : « Nous savons ce que nous devons faire, et s’il faut le résumer […] nous devons moins voyager, moins consommer et moins produire […] Ce qu’il faut organiser c’est la décroissance ! »
Pour finalement conclure : « Ça, c’est facile à dire, et c’est impossible à faire. »
« Mais comment organiser la décroissance quand sur la terre des centaines de millions de personnes ne mangent pas à leur faim » puis « quand nous attend l’explosion démographique […] Comment la décroissance dans ces conditions là ? Nous sommes prisonniers. »
« Nous ne savons pas comment changer nos modes de production pour y faire face. »
Pour finalement conclure : « Eh je vais vous le dire on va avoir chaud ! »
Donc, si je comprends bien et pour résumer de manière peut-être un peu caricaturale, il faut la décroissance sinon on va dans le mur, tous les indicateurs le montre et vous les connaissez. On en convient tous d’ailleurs mais comme les oubliés du système n’en voudraient pas alors on refuse le changement … on poursuit notre course en avant, notre quête désespérée de croissance, tout en continuant de les laisser de côté.
La décroissance : un projet
« Tout le monde en convient » ? Eh bien non. Cette posture est représentative d’une croyance bien ancrée dans nos sociétés : la mise en place d’un projet de Décroissance serait préjudiciable aux plus démunis.
Cher Monsieur Aphatie, je vous invite à prendre le temps de vous documenter, d’élargir votre point de vue notamment en suivant les débats autour des idées de la décroissance. Vous comprendriez que ce que nous proposons ne consiste en aucun cas à continuer à faire la même chose mais en moins. il s’agit d’un projet de société qui nous invite à repenser en profondeur qu’est-ce qu’on produit ? Comment ? Et pour quel usage ?
Il s’agit de sortir d’une vision quantitative du bien-être vers une quête de sens. Partant d’un slogan provocateur rappelant qu’une croissance infinie dans un monde fini n’est pas possible, nous en convenons, la Décroissance pose aussi et surtout la question de la souhaitabilité de notre système capitaliste et consumériste. A travers ces réflexions et débats, l’enjeu est de construire des transitions démocratiques et sereines pour consommer moins mais mieux, pour produire moins mais partager mieux.
Ainsi, nous proposons la mise en place d’une revenu maximum acceptable accompagné d’un accès gratuit aux besoins de base à travers une dotation inconditionnelle d’autonomie. Nous proposons le réencastrement de l’économie à travers, par exemple, une nationalisation des banques, un non remboursement des dettes publiques, une réappropriation démocratique des banques centrales et de la création monétaire au service de la justice sociale et de la transition énergétique. Nous proposons la relocalisation ouverte et solidaire de nos activités (frontières pour les biens mais pas les personnes). Nous proposons une régulation voire l’interdiction des publicités, système de fake news généralisé et légitimé. La liste de nos propositions, réflexions mais aussi expérimentations est longue… et malheureusement ignorée par les médias dominants…
Nous vous rappelons aussi que la première des décroissances doit être celle des inégalités. Pour avoir animé des centaines de débats, d’ateliers participatifs autour de ces idées partout en Europe, je ne suis pas sûr que “les plus démunis” soient contre ? Bien au contraire ! La société est prête, des plus jeunes aux gilets jaunes, au Nord comme au Sud, seule l’oligarchie ne l’est pas ! Donc oui, « Ce qu’il faut organiser c’est la décroissance » ! Presque « tout le monde en convient »… A quand un grand débat sur ces questions complexes mais concrètes et prêtes à être mises en place ?
Allez-y et invitez-nous !!!
*Cette lettre ne s’adresse pas à M. Aphatie en tant que citoyen, rien de personnel ici, mais à la personne publique et médiatique et ce qu’elle représente d’un point de vue politique et symbolique.
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