Thimothée Parrique, compagnon de route, publie une thèse remarquable sur la Décroissance : The Political Economy of Degrowth
Qu’est-ce que la décroissance et quelles sont ses implications pour l’économie politique ?
Divisée en trois parties, cette thèse explore le pourquoi, le quoi, et le comment de la
décroissance. La première partie (De la croissance et des limites) étudie la nature, les causes, et les conséquences de la croissance économique. Chapitre 1 : Comprendre la croissance économique répond à plusieurs questions : Qu’est-ce qui croît exactement ? À quelle vitesse ? Quand et où est-ce que ça croît ? Comment est-ce que ça croît ? Et pourquoi est-ce que ça devrait croître ? Les trois chapitres suivants développent une triple objection à la croissance économique qui n’est plus possible (Chapitre 2 : Limites biophysiques de la croissance), plausible (Chapitre 3 : Limites socioéconomiques de la croissance), et souhaitable (Chapitre 4 : Limites sociales à la croissance).
La deuxième partie (Éléments de décroissance) porte sur l’idée de la décroissance, en
particulier son histoire, ses fondements théoriques, et ses controverses. Le Chapitre 5 : Origines et définitions retrace l’histoire du concept de 1968 à 2018. Le Chapitre 6 : Fondements théoriques présente une théorie normative de la décroissance comme déséconomisation, c’està-dire une réduction de l’importance de la rationalité et des pratiques économiques. Le Chapitre 7 : Controverses passe en revue les attaques reçues par le concept. Si la première partie a diagnostiqué la croissance économique comme étant le problème, cette partie propose une solution. L’argument principal est que la décroissance n’est pas seulement une critique mais aussi une alternative complète à la société de croissance.
La troisième partie (Recettes de décroissance) concerne la transition d’une économie de croissance à une société de décroissance. La partie s’ouvre sur un inventaire des politiques mobilisées par les décroissants jusqu’à aujourd’hui (Chapitre 8 : Stratégies de changement). Les trois chapitres suivants, sur la propriété (Chapitre 9 : Transformer la propriété), le travail (Chapitre 10 : Transformer le travail) et l’argent (Chapitre 11 : Transformer l’argent) passent de la théorie à la pratique et transforment les valeurs et les principes de la décroissance en stratégies de transition. Le Chapitre 12 : Stratégie de transition décrit une méthode pour étudier l’interaction entre plusieurs politiques de décroissance, et cela pour mieux planifier la transition.
Le message central de cette troisième partie est que la décroissance est un outil conceptuel
puissant pour réfléchir à une transition vers la justice sociale et écologique.
Retrouver l’intégralité de cette thèse ici.
Interview pour le Bon Pote : Imaginer l’économie de demain : la décroissance, par Timothée Parrique
Alors que le déni du changement climatique semble petit à petit s’effacer, une autre notion semble provoquer les mêmes remous : la décroissance. C’est en m’intéressant au sujet qu’on m’a conseillé de lire un papier s’appelant ‘The political economy of Degrowth’. Timothée Parrique, docteur en économie et spécialiste de la décroissance, y propose un nouveau projet de société. Il y analyse non seulement les limites de notre modèle actuel, mais fait ce qu’il y a de plus difficile à faire : proposer.
Le résumer en 5 min est absolument impossible (872 pages). C’est pour cela que j’ai souhaité m’entretenir avec lui, afin que tout le monde puisse dépasser les clichés entretenus sur la décroissance et comprenne exactement de quoi il s’agit.
Hello Timothée ! Ravi de pouvoir échanger avec toi, sur un sujet qui me tient particulièrement à cœur. Avant de rentrer dans le vif du sujet, peux-tu te présenter et nous expliquer ton parcours : comment en vient-on à vouloir faire une thèse sur la décroissance ? Etait-ce ton idée initiale ou tes recherches t’ont mené jusqu’à ce sujet ?
« Hej ! », comme disent les Suédois. J’ai un parcours académique assez classique. Je suis rentré à l’université pour étudier l’économie à l’automne 2007, au tout début de la crise financière. Au printemps 2010, alors que les organisations internationales commençaient à mettre en doute les finances publiques Grecques, je finissais ma licence à Versailles. J’ai enchaîné avec un master en économie de l’environnement dans la même université, avant de partir à Uppsala en Suède pour un deuxième master, cette fois plus centré sur l’économie écologique.
En 2014, j’ai participé à la Degrowth Summer School de l’Université de Barcelone et j’ai découvert la décroissance. Ce fut une belle découverte et je n’ai jamais réussi à arrêter d’y penser. J’ai trouvé le concept puissant mais beaucoup restait à faire ; l’idée était peu développée et mal expliquée, surtout sur l’aspect économique. C’est pour cela que j’ai décidé de passer mon doctorat à l’étudier. Quelques années plus tard, je publie The Political Economy of Degrowth, le fruit de quatre années de réflexion sur le sujet.
Pour définir la décroissance, il faut d’abord comprendre ce qu’est la croissance économique ?
Quand on entend parler de croissance économique, on parle souvent d’augmentation du Produit Intérieur Brut (PIB). Le PIB, c’est un indicateur qui mesure la valeur de marché de tous les biens et services produits dans un pays – une sorte de calculatrice géante qui additionne toutes les transactions au sein d’une économie. Calculé plusieurs fois par an, cet indicateur est devenu le métronome de nos sociétés modernes ; un indicateur de succès que tous les pays au monde cherchent désespérément à augmenter.
Cette adoration que nous portons au PIB est un problème à bien des égards. Pour commencer, la calculatrice du PIB n’a qu’une seule touche : un +. Il n’y a donc pas de différence entre les activités désirables (installer des panneaux solaires, payer des médecins) et les activités néfastes (les coûts du nettoyage d’une marée noire, la vente d’antidépresseurs). Et puis certaines formes de richesse ne sont pas comptabilisées ; c’est le cas des activités non-monétaires comme s’occuper des enfants, l’autoproduction, ou le bénévolat. Si on voulait maximiser le PIB, il suffirait de se payer l’un l’autre pour garder nos enfants 24 heures sur 24 – c’est absurde, bien évidemment. Le PIB fait aussi abstraction de la nature : l’arbre n’a de valeur que quand il est coupé et la disparition des abeilles booste le PIB car il faut les remplacer par des travailleurs. Autre limite, le PIB ne nous dit rien sur les inégalités. Le PIB peut augmenter alors que la pauvreté s’aggrave si ce sont les hauts revenus qui s’enrichissent (c’est d’ailleurs le cas en France depuis 2006).
Pour résumer : le PIB nous dit à quelle vitesse roule l’économie mais pas où elle va. Le fétichisme du PIB, c’est de l’économie à la Fast and Furious – ça finit soit dans le mur (écologique), soit à la casse (sociale). Il existe aujourd’hui une panoplie d’indicateurs alternatifs (le premier PIB alternatif date de 1972) mais nous ne les utilisons pas ou trop peu.
Je sais que tu es familier du paradoxe de Jevons, puisqu’il fait partie selon toi des limites de la croissance. Peux-tu nous en dire un peu plus sur ces concepts de limites ?
La croissance économique est limitée par trois aspects. Commençons par la limite écologique. L’économie a une réalité biophysique qui fait que toute production demande des matériaux et de l’énergie. Une croissance infinie n’est pas possible dans un monde fini car plus on produit, plus on extrait et plus on pollue. Certains parlent de « découplage » et de « croissance verte, » mais ce n’est qu’une hypothèse théorique sans confirmation empirique en dépit de plus de trois décennies d’expérimentation (d’où ma comparaison de la croissance verte avec le monstre du Loch Ness).
Le deuxième problème, c’est la « stagnation séculaire. » Les économies dites « développées » ont vu leurs taux de croissance ralentir depuis plusieurs décennies. Certains économistes – j’en fait partie – pensent que ce ralentissement annonce la fin de la croissance économique, qui ne serait, au final, qu’un phénomène exceptionnel dans l’histoire des sociétés humaines. Après tout, les organismes vivants grossissent rarement pour toujours ; une économie, ce serait un peu pareil, la croissance économique ne serait qu’une étape dans le développement d’une société. S’entêter à vouloir croître sans limites, ce n’est pas du développement, c’est de la boulimie.
On pourrait penser que, même si la croissance engendre certains coûts sociaux et environnementaux, le jeu en vaut la chandelle. Problème : nous savons maintenant que la croissance ne réduit pas les inégalités ; le plus souvent, elle les augmente. Non seulement la croissance peut détruire des emplois (robotisation), mais il est tout à fait possible de créer des emplois sans croissance, par exemple en réduisant le temps de travail. La croissance fait-elle le bonheur ? Les études empiriques nous disent que oui, mais seulement jusqu’à un certain seuil – un seuil qu’un pays comme la France a largement dépassé. La croissance peut même se retourner contre le bien-être si elle engendre une dissolution des relations sociales, à cause du workaholisme par exemple.
J’ai lu un excellent papier que tu as écrit avec Francois Briens, où tu ‘débunk’ (réfutes) la Croissance Verte. As-tu un message à adresser à nos amis de la croissance verte ?
Ma proposition est la suivante : la croissance verte est un pari dangereux. J’invite nos amis de la croissance verte à répondre aux 7 défis que je leur propose dans le rapport Decoupling Debunked. Aujourd’hui, la charge de la preuve incombe à ceux qui pensent (contre la réalité empirique) que l’économie peut se détacher de l’écologie.
Ce qui m’inquiète, c’est qu’on mise notre futur sur le verdissement de la croissance sans jamais évoquer la possibilité de réduire directement la consommation – l’idée de la sufficiency. C’est utopique dans le mauvais sens du terme. En début de pandémie, avons-nous cherché à augmenter les interactions physiques en espérant découpler les câlins du risque de contagion ? Non, nous avons fait le choix du confinement : réduire les interactions physiques autant que possible. Pourquoi agir différemment pour le changement climatique ? Disons-le clairement, nous avons besoin d’un confinement climatique, c’est-à-dire de réduire les activités polluantes autant que possible.
Rentrons dans le vif du sujet. Tu dis dans ta thèse qu’il y a 70 définitions différentes de la décroissance. Quelle est ta définition de la décroissance ?
Le concept a trois aspects distincts. Premièrement, la décroissance – comme le mot l’indique – veut dire réduire la production et la consommation pour limiter les dégâts sociaux et environnementaux. Plus précisément : c’est un ralentissement et un rétrécissement de la vie économique au nom de la soutenabilité, de la justice sociale, et du bien-être.
Mais attention, la décroissance n’est pas une version miniaturisée de notre modèle économique actuel ; c’est un système économique alternatif. C’est son aspect révolutionnaire. Ici, on parle de dé-croissance dans le sens d’une dé-croyance : abandonner l’idéologie de la croissance et sa vision matérialiste du progrès, celle qui dit que plus, c’est toujours mieux. Comme le disent très bien les éditeurs de Décroissance : Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), l’objectif de la décroissance n’est pas de rétrécir un éléphant mais de transformer un éléphant en escargot (l’emblème du mouvement).
Le troisième aspect, c’est l’utopie (cette fois dans le bon sens du terme). La décroissance, ce n’est pas seulement une critique du capitalisme, du productivisme, de l’extractivisme, du consumérisme, du néolibéralisme, et j’en passe ; c’est un désir pour une société frugale, conviviale, plus juste, démocratique, et en harmonie avec la nature. Cette utopie, je préfère l’appeler postcroissance – l’idée d’une société où le bien-être ne dépend plus de la production matérielle.
J’ai adoré ta description de l’idéologie et de l’utopie, en citant Matrix. Dans une thèse, il fallait oser ! Peux-tu nous expliquer les 2 concepts et le parallèle que tu en fais ?
Pilule bleue ou pilule rouge, demande Morpheus dans le film. La pilule bleue, c’est l’idéologie : le statu quo, le business as usual. Aujourd’hui en économie, c’est la croissance. La pilule rouge, c’est l’utopie, c’est-à-dire une contre-idéologie. La décroissance est une utopie parce qu’elle vient critiquer le postulat de la croissance ; et non seulement critiquer, mais aussi proposer une alternative. Pour moi, la croissance verte, ce serait l’équivalent d’améliorer le bien-être dans la matrice ; la décroissance, ce serait s’en échapper.
J’imagine que le sujet est plutôt récent, étant donné que nous sommes dans une logique de croissance depuis des décennies. Sauf erreur de ma part, le mot décroissance est même arrivé plutôt tard dans les sociétés anglo-saxonnes ?
Le mot « décroissance » a été utilisé en France dans les années 1970 (par exemple pour traduire le terme « decline » dans l’ouvrage de Nicholas Georgescu-Roegen The Entropy Law and the Economic Process), mais sans la signification que le terme a aujourd’hui. La décroissance telle qu’on l’entend aujourd’hui date de 2002 avec l’apparition du concept de « décroissance soutenable et conviviale. » Le concept a ensuite voyagé en Italie, Espagne, Catalogne, Belgique, et au Québec avant d’être traduit en anglais (degrowth) en 2008 à la première conférence internationale sur le sujet. Plus d’une décennie plus tard, le concept se développe en Allemagne, en Suède, au Mexique, en Inde, aux États-Unis, et au Royaume-Uni, ainsi que dans bien d’autres pays (la prochaine conférence internationale sur la décroissance sera d’ailleurs à Manchester).
Tu dis que la croissance économique est un choix sociétal, et n’a rien d’un phénomène naturel. Peux-tu nous expliquer ce point ?
L’économie, c’est un peu comme les lego : tout ce qui a été construit peut être déconstruit et reconstruit. L’économie est fondamentalement politique (d’où le titre de la thèse : « L’Économie Politique de la Décroissance »), c’est une invention humaine composée d’institutions sociales, par exemple les marchés, l’Etat, la monnaie, qui ne sont que des contrats sociaux, rien de plus. Dès lors, cessons de croire que le capitalisme est l’horizon naturel de toutes les sociétés humaines. Arrêtons de parler de l’économie (au singulier) car les économies sont plurielles. Le dicton de Thatcher (There Is No Alternative) était faux dans les années 80 et il l’est encore plus aujourd’hui. Si je peux laisser un message aux nouvelles générations d’économistes, ce serait le suivant : l’économie, ce n’est pas seulement prédire le futur de l’économie, c’est aussi – et surtout – inventer l’économie du futur.
Après avoir déconstruit, nous allons maintenant évoquer la partie ‘construction’ de la décroissance. Selon toi, ce n’est pas seulement une critique, mais aussi une alternative complète à la société de croissance. Pour cela, il faut d’abord en poser les fondations théoriques. Peux-tu nous expliquer en quoi cela consiste ?
Pour commencer, je définis la décroissance en trois valeurs : l’autonomie, la suffisance, et le care. L’autonomie est un principe de liberté qui promeut la tempérance, l’autogestion, et la démocratie directe. La suffisance est un principe de justice distributive qui affirme que tous, aujourd’hui et demain, devraient posséder assez pour satisfaire leurs besoins, et que personne ne devrait posséder trop en vue des limites écologiques. Le care est un principe de non-exploitation et de non-violence qui promeut la solidarité envers les humains et les animaux. Cette triade de valeurs décroissantes, c’est ma tentative en tant que philosophe d’adapter la devise de la République française (liberté, égalité, fraternité) pour le 21ème siècle.
La deuxième étape, c’est d’imaginer à quoi ressemblerait une économie qui serait organisée autour de ces valeurs. Dans la thèse, j’avance 15 principes d’organisation économique. Par exemple, la production socialement utile dit que la production devrait être organisée autour de la satisfaction des besoins au lieu de la recherche du profit. Les communs proposent un mode d’allocation des richesses qui peut se substituer à l’échange de marché et à la redistribution étatique. La simplicité volontaire est une éthique de la consommation post-consumériste : apprendre à vivre mieux avec moins. La liberté du travail est la reconnaissance que certaines activités ont de la valeur même si elles ne donnent pas accès au salaire. La gratuité est l’idée que certains biens et services comme la santé, la culture, l’éducation, ou le transport de proximité devraient être libres d’accès et financés collectivement. Le défi est de développer ces principes et de les connecter pour former un système économique cohérent : c’est le défi que je me suis donné dans The Political Economy of Degrowth.
Dans la 3ème partie de ta thèse, tu fais très certainement ce qu’il y a de plus difficile : tu proposes des solutions pour la transition. Il faudrait ainsi revoir 3 notions si chères à nos sociétés, que sont la propriété, le travail et l’argent ?
Oui, the key, the clock, and the coin ; la propriété, le travail, et la monnaie ; les trois institutions fondamentales de tout système économique. Dans l’idéal-type capitaliste, elles prennent la forme de la propriété privée, le travail salarié, et la monnaie à usage général. Une transition vers la décroissance changerait profondément chacune de ces institutions.
Sur l’aspect propriété, l’objectif est triple : (1) la redistribution des richesses (e.g. taxe sur la richesse, salaire maximum, revenu de base) ; (2) la distribution des richesses (e.g. en finir avec la recherche du profit et démocratiser la gouvernance d’entreprise) ; et (3) la pré-distribution des richesses (e.g. donner des droits constitutionnels aux écosystèmes, prévenir l’appropriation privée de ressources naturelles, et interdire ou limiter les activités polluantes).
La transformation du travail a aussi trois aspects. Il faudrait moins travailler pour réduire le chômage, les émissions, et pour libérer du temps libre. Moins, mais aussi mieux. Nous devons nous assurer que le travail participe au bien commun, que les tâches ingrates soient équitablement réparties, que le travail ne dégrade jamais la dignité des travailleurs, qu’il soit rémunéré de façon juste, et qu’il soit démocratiquement organisé. Le troisième aspect est le plus important : nous devons changer notre vision du travail. Parce que certaines activités humaines sont créatrices de valeur même si cette valeur n’est pas monétaire, le travail ne devrait pas être défini seulement par le salaire. Évaluons l’utilité du travail de manière concrète en termes de satisfaction des besoins.
Enfin, parlons d’argent, ou plutôt, de monnaie. Nous ne pouvons pas avoir une économie plurale et diversifiée avec une seule monnaie. Pour construire une Économie Sociale et Solidaire résiliente, nous avons besoin de sortir de l’hégémonie monétaire actuelle pour voir fleurir un écosystème de monnaies alternatives. Ensuite, nous ne pouvons pas faire confiance aux banques commerciales pour gérer un service publique primordial : le crédit. Le crédit est une institution politique qui devrait s’organiser autour de la satisfaction des besoins et non pas la recherche des profits. Enfin, la finance. La taille et la vitesse des marchés financiers devraient être proportionnelles à celles de l’économie réelle (elle-même proportionnelle à son environnement biophysique). Ce n’est pas le cas aujourd’hui – il faut donc ralentir et rétrécir le monde de la finance.
J’ai une question que tu as déjà dû entendre, et qui revient très souvent lorsque je parle de décroissance : comment finance-t-on l’Etat providence dans une économie en décroissance ? ‘Avec moins d’impôts, tu vas les payer comment les profs ?!’
C’est une question urgente et compliquée. En effet, aujourd’hui, 90% du budget provient de la taxation d’activités de marché, par exemple la TVA ou l’impôt sur le revenu. Mais commençons par considérer que la croissance économique pourrait être une charge pour l’État. À quoi bon subventionner les énergies fossiles si les coûts en termes de santé et de sécurité sur le long terme dépassent les bénéfices en termes de revenus à court terme ? La logique de la sécurité sociale est de protéger les individus contre les risques. Plus il y a de risques et plus la sécurité sociale coûtera « cher. » La prévention coûte moins cher que le soin, que ce soit en termes de santé, de société, et d’environnement.
Il faut aussi parler de la monnaie. Aujourd’hui, l’État emprunte sur les marchés parce qu’il ne peut pas créer sa propre monnaie ; cela engendre des coûts qui rendent la croissance nécessaire pour payer les intérêts de sa dette (en macroéconomie écologique, on appelle ça un impératif de croissance). Ce système n’est pas adapté pour assurer le bon fonctionnement d’une économie stationnaire, et des changements structurels seraient nécessaires pour que l’État puisse accompagner la transition au lieu de résister (e.g. une réforme de monnaie souveraine comme le propose l’organisation Positive Money).
Le troisième chantier, plus sur le long terme, est une réforme en profondeur de la façon dont l’État providence est financé. Dans une économie partiellement démonétisée, la redistribution étatique se ferait différemment. Pourquoi ne pas imaginer de payer ses impôts en monnaie-temps ? Ce serait une façon de ne pas discriminer les activités économiques en fonction de leur capacité à rapporter de l’argent. N’oublions pas que la monnaie n’est qu’une forme intermédiaire de richesse ; derrière la monnaie, il y a forcément de l’énergie, des matériaux, et du temps de travail. L’économie monétaire peut très bien se contracter (par exemple le dégonflement des marchés financiers et des bulles immobilières) sans affecter ces trois ressources fondamentales.
Prends le fureai kippu, par exemple. C’est une monnaie alternative qui existe au Japon depuis les années 1990 et qui permet d’échanger des heures de service à une personne âgée ou handicapée. Les jeunes donnent des heures pour prendre soin de leurs aînés et pourront ensuite bénéficier du même service quand ils en auront besoin. C’est un système résilient car, quoi qu’il advienne, la quantité de temps disponible (24 heures par jour) ne changera pas et personne ne se retrouvera du jour au lendemain dans le besoin. Le pari de la décroissance, c’est qu’une économie partiellement démarchandisée et décentralisée, plus petite et plus lente serait plus performante pour satisfaire les besoins.
Passons maintenant aux questions qui sortent un peu du cadre. Le chapitre 7 de ta thèse est très intéressant car il répond à toutes les controverses que peut amener la décroissance. Tu réponds aux stéréotypes, aux technocrates qui pensent que la décroissance serait la mort de l’innovation. Peux-tu nous en dire plus ?
Ah oui, les controverses ! Au fil de mes lectures, j’ai compilé une liste d’insultes contre les décroissants. Je t’en donne quelques-unes : « des objectifs dignes de la Corée du Nord, » « de l’autoflagellation économique, » « The Hunger Games appliqué à la vie réelle, » « un discours toxique, » « des obsédés de l’effondrement, » « une apologie de la pauvreté, » et bien sûr, le bon vieux « défenseurs de la lampe à huile » et de la « vie des cavernes. » C’est précisément parce que la décroissance est controversée qu’elle permet de créer de nouvelles discussions. Et puis cette résistance acharnée contre le concept n’est pas bégnine : détester la décroissance fait ressortir une certaine dévotion pour la croissance. Un slogan de mai 68 disait, « on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance » – malheureusement si, et là est bien le problème.
Les gens qui fustigent la décroissance pour son caractère soi-disant « anti-innovation » ne font pas la différence entre l’innovation et le progrès. Une innovation n’est pas forcément un progrès – pensons aux armes biologiques ou aux techniques de spam sur Internet. Une innovation, c’est une nouvelle réponse à un problème. Mais le problème de quelqu’un peut être la solution de quelqu’un d’autre. Par exemple, les innovations en terme d’optimisation fiscale sont une solution pour les entreprises qui paient moins de taxe, mais un problème pour l’État qui en reçoit donc moins.
Et puis l’innovation ne prend pas tout le temps la forme d’un produit à vendre. L’innovation sociale, par exemple, participe au progrès si elle permet de réduire la pauvreté, l’exclusion, et la pollution. Les monnaies locales, les réseaux de partage d’objets, les coopératives, et bien d’autres, voilà le genre d’innovations que promeut la décroissance. Malheureusement, celles-ci ne sont pas considérées comme telles par un système capitaliste qui définit l’innovation comme ce qui permet de faciliter la production monétaire.
Si l’innovation est la capacité à résoudre des problèmes, pas d’inquiétude : il y aura toujours des problèmes et il y a aura toujours des gens qui essayeront de les résoudre. La décroissance, c’est se concentrer sur des problèmes qu’on veut résoudre (e.g. comment organiser la mobilité active) et pas les problèmes du capitalisme (e.g. comment repérer de nouveaux gisements de pétrole en Arctique). Mais l’un n’est pas forcément plus innovant que l’autre.
Tu dis que tout progrès n’est pas forcément désirable. Je crois que cela rejoint la pensée d’Etienne Klein sur le sujet. Tu sais que cela ne va pas faire plaisir à Laurent Alexandre ?
J’aime beaucoup La conversation scientifique d’Etienne Klein, à qui je fais passer mes amitiés. Me rappelant une de ses discussions avec Michaël Foessel (Doit-on réveiller l’idée de progrès ?, 2016), je pense que nous serions d’accord sur plus d’un point en ce qui concerne l’amalgame entre innovation et progrès.
Ah ! Le transhumanisme… Le transhumanisme est la représentation parfaite de l’idéologie de la croissance. C’est un désir de puissance et un déni des limites – c’est vouloir toujours plus et toujours mieux. (Pour aller plus loin sur le sujet, je recommande un bel ouvrage d’Oliver Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, 2018) Quand j’y pense, la croissance verte est en fait l’équivalent économique du transhumanisme : une tentative d’échapper à la réalité biophysique. Cette approche est aujourd’hui fervemment défendue par des courants comme l’écomodernisme et Fully Automated Luxury Communism. La décroissance va à l’encontre de ces approches car elle prône l’autolimitation et le refus de la puissance – le livre Limits (2019) de Giorgos Kallis en donne le plus bel exemple.
Je sais que tu suis de très près les travaux sur la collapsologie. Comment expliques-tu que le mot collapsologie ait littéralement explosé dans la presse depuis 5 ans, y compris récemment à la télé, alors que la décroissance peine à exister ? Comment se fait-il que l’effondrement soit plus ‘sexy’ que la ‘décroissance’ ?
L’effondrement a un côté tragique très Hollywood. Le film des collapsologues, c’est Le Jour d’Après (2004), ça en jette. Nous les décroissants, notre film préféré c’est L’An 01 (1973) : un film amateur en noir et blanc où des gens décident de se mettre à discuter pour réorganiser la société… C’est pas le même trip. Plus sérieusement : je ne sais pas pourquoi la collapsologie est devenue si populaire. L’ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, 2015) est captivant certes, mais la plupart des idées étaient déjà là chez les décroissants. Pour moi, la collapsologie et la décroissance ont beaucoup en commun – elles sont plus alliées que concurrentes.
La décroissance a-t-elle besoin d’une fenêtre d’Overton ? Le fameux principe où une idée jusque-là alors impensable devient avec le temps inévitable ? Hayek disait qu’il fallait une génération ou plus pour qu’une idée s’impose. Sachant que le mot degrowth est arrivé chez les anglo saxons en 2008, tu crois que le moment est enfin arrivé ?
Le sablier climatique s’écoule et le temps presse. J’aime beaucoup cette phrase de l’économiste Américain Milton Friedman: « Only a crisis – actual or perceived – produces real change. When that crisis occurs, the actions that are taken depend on the ideas that are lying around. That, I believe, is our basic function : to develop alternatives to existing policies, to keep them alive and available until the politically impossible becomes the politically inevitable. » Plus on s’enfonce dans la crise, plus la décroissance avance dans le débat public – mais elle avance à tous petits pas. Peut-être que la pandémie va changer la donne, la résurgence du concept dans les médias en est peut-être un signe.
Tu dis en Prologue de ta thèse ‘imaginez un monde où tout est arrêté et où l’on doit repartir de 0. Tu as forcément fait le parallèle avec le virus depuis ?
Oui, une bien malheureuse coïncidence. Dans ma thèse, j’envisageais un freinage contrôlé, planifié, serein, et démocratique – pas un arrêt total de l’économie dans la panique. Mais la situation est là, et il faut maintenant faire du mieux avec les moyens du bord. L’opportunité, c’est de pouvoir regarder l’économie de l’extérieur. Pour la première fois dans l’histoire récente du capitalisme, le jeu s’arrête, et nous nous retrouvons face à cette question : voulons-nous continuer à jouer ? Et si oui, avec quelles règles ? Un plan de relance, oui, mais relancer quelle économie ? Une économie fossile et financière, sûrement pas ; une Économie Sociale et Solidaire, d’accord. Peut-être que cette crise nous fera réaliser que nous pouvons changer les règles du jeu – du moins, je l’espère.
Tu me disais que la décroissance était apparue dans 70 articles depuis mars. Est-ce une vraie évolution, ou un feu de paille ? Les critiques sont-elles toujours les mêmes ou tu as remarqué un changement ?
J’en suis maintenant à presque 100 articles ! Malheureusement, ceux qui critiquent la décroissance lisent peu la littérature sur le sujet. Le fossé est grand entre le camp du pour et celui du contre, et le combat à armes inégales. Les partisans de la décroissance publient entre eux, dans des revues spécialisées à audience limitée, alors que les détracteurs ont accès aux journaux populaires, ils peuvent sans trop d’effort (leurs articles sont d’ailleurs toujours très courts) balayer l’idée même d’un revers de la main. « Utopiste, » « Luddites », « Malthusiens, » « Néandertaliens », les insultes fusent mais l’analyse est fragile.
Je peux compter sur les doigts de la main les critiques sérieuses – il n’y en a pas beaucoup. Et pourtant, il y a des choses à critiquer au sujet de la décroissance, et certains décroissants – j’en fait partie – ne mettent pas de gants ! Mais cela demande du temps ; il faut lire, écouter, et comprendre avant de pouvoir critiquer.
Je sais que tu t’intéresses également à la finance puisque tu parles de slow finance dans ta thèse, et d’éthique. C’est un sujet qui me tient particulièrement à cœur, puisque c’est mon combat quotidien. En revanche, as-tu déjà mis les pieds dans une salle de marchés, et as-tu déjà parlé de décroissance avec des personnes travaillant en Front Office ?
Jamais, malheureusement. Mais j’accepte l’invitation avec plaisir.
On va organiser cela ! Sais-tu ce qu’il pourrait se passer pour le pricing des produits financiers dans un monde en décroissance ? Alors que tous les actifs financiers reposent sur une croissance (le fameux G !). Comment vois-tu les marchés financiers dans un monde en décroissance ?
Plus petits, plus lents, et moins complexes. Les marchés financiers existent pour gérer le risque (au moins en théorie) et, en effet, difficile de faire sans eux dans une économie capitaliste globalisée. Mais une fois la production relocalisée, la consommation essentialisée, la monnaie démocratisée, et les inégalités réduites – la finance pourra enfin reprendre la petite place qu’elle mérite, en tant que mécanisme d’assurance contre les risques.
Un % de chance qu’on vive une décroissance choisie, plutôt qu’une décroissance subie, dans les 10 ans ?
Ah ! Les économistes et les prédictions… Soyons modestes : personne ne sait. Dans un beau texte de 1930 (Economic Possibilities for our Grandchilden), l’économiste britannique John Maynard Keynes nous dit que d’ici 2030, les sociétés humaines auront résolu leur « problèmes économique fondamental, » celui de la rareté. Keynes se retournerait dans sa tombe s’il voyait à quel point nous en sommes loin. Certes les niveaux de vie ont explosé en un siècle, du moins ici en France, mais l’amour de l’argent (que Keynes considérait comme une « morbidité répugnante ») est plus fort que jamais. C’est ce que j’appelle l’idéologie de la croissance.
Aura-t-on bientôt la chance de lire le contenu de ta thèse sur la décroissance dans un livre ? Pour les amoureux du papier !
Oui, je suis en train de condenser le contenu de la thèse en un livre grand public, plus court… Il y a déjà beaucoup de livres sur la décroissance en français, mais aucun que je trouve entièrement satisfaisant. J’espère écrire ce qui deviendra le classique de la décroissance. D’ailleurs, je n’ai pas encore trouvé d’éditeur – à bon entendeur !
Souhaites-tu aborder un dernier point que nous n’avons pas abordé ? Tu as carte blanche !
La décroissance est un mouvement florissant et une idée qui bouge. Sa force, c’est qu’elle rassemble un écosystème d’idées, par exemple la philosophie Amérindienne du buen vivir, l’Économie du Bien Commun, l’éco-socialisme, les commons, l’économie perma-circulaire, l’Économie Sociale et Solidaire, l’économie stationnaire, le mouvement des Villes en Transition, et bien d’autres. Le but n’est pas de choisir un concept pour les gouverner tous mais plutôt de rassembler une large palette de couleurs qui nous permette de peindre de nombreux futurs désirables.