Dossier : « Un Projet de Décroissance » au COTA : « projet politique alternatif au modèle dominant actuel ? »

cafés du CotaNous avons eu le plaisir de participer à une journée riche de discussions et de réflexions organisée par l’association COTA avec nos amis du MpOC. Beaucoup de thèmes abordés, en particulier :

  • Comment « la décroissance » envisage-t-elle ses relations à l’état, au projet européen et, plus largement, aux mécanismes de prise de décision au niveau international ?
  • Comment la décroissance imagine-t-elle le rôle des institutions ?
  • Quelle vision des relations « Nord-Sud » ?
  • Quelle conception de l’aide au développement ?
  • Faut-il une aide publique au développement ?.

Compte rendu :

Dans le cadre de sa réflexion stratégique, le COTA souhaite favoriser le débat et croiser les regards sur les modèles de société que l’on nous propose. Pour cette première édition qui s’est tenue le 23 octobre 2014 au Cercle des Voyageurs (Bruxelles), le Café du COTA a interrogé la Décroissance comme projet politique alternatif au modèle dominant actuel. Ce sujet a été abordé sous les angles suivants : la décroissance et les institutions ; la décroissance et les acteurs sociaux ; la décroissance et les rapports « Nord-Sud ». La journée s’est ouverte sur une présentation du contexte et des principaux enjeux de société. Nos deux invités ont ensuite exposé quelques éléments de réflexion qui ont été sujets aux échanges et au débat. Le COTA vous propose de (re)découvrir le contenu de cette journée dans cet entretien.

Qui sont nos deux invités ?

Michèle Gilkinet
gilkinetMichèle Gilkinet est une militante belge qui s’inscrit dans la mouvance des objecteurs de croissance. Femme politique, elle est élue à la Chambre des représentants (1999-2003) en tant que députée Ecolo de la circonscription électorale de Nivelles. Elle rejoint le parti VEGA en 2013, aux côtés de Vincent Decroly. Elle est co-fondatrice du GRAPPE, Groupe de réflexion et d’action pour une politique écologique. Elle est également fondatrice du Mouvement politique des objecteurs de croissance (mpOC).

Vincent Liegey
liegeyVincent Liegey est français, militant et objecteur de croissance lui aussi. Ingénieur de formation, il a travaillé dans la recherche, la diplomatie et les coopérations. Il rejoint le Parti Pour La Décroissance en 2008 et en devient l’un des porte-paroles. Il participe à la création du collectif parisien pour la Décroissance et à la réalisation d’un documentaire sur Nicholas Georgescu-Roegen. Fin 2008, avec Paul Ariès notamment, il lance l’appel Europe-Décroissance. Il habite aujourd’hui à Budapest où il effectue un doctorat à l’université d’économie et participe à la création d’un centre de recherche et d’expérimentation sur la décroissance et la transition. En 2013, il co-écrit le livre « Un projet de décroissance. Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie » paru aux éditions Utopia.

La décroissance : de quoi parle-t-on ?

Décroissance, le mot est lancé. Avec sa connotation – a priori – négative et provocatrice assumée, ce mot-obus sert de slogan, d’outil sémantique pour ouvrir le débat. Ce choix n’est pas anodin puisqu’il est le fruit d’un publicitaire repenti : son impact pour provoquer un débat de société sur le sens de la croissance a donc été pesé.

En effet, la croissance est tellement intégrée dans nos imaginaires qu’elle n’est même plus discutée ; le mouvement pour la décroissance propose de prendre le problème à la racine, de façon « radicale » et de remettre en question ces croyances profondément ancrées : interroger le « toujours plus », les limites, le progrès… C’est également un « mot repoussoir » difficilement récupérable économiquement et politiquement, comme a pu l’être le concept de développement durable par exemple. Il est surtout question de produire un terreau fertile pour une nouvelle pensée politique, multidimensionnelle, transdisciplinaire, globale, qui peut être abordée par le biais de deux approches conjointes : écologique (limites physiques) et culturelle (sociale, anthropologique et politique). C’est sur cette approche systémique que la décroissance propose de se pencher.

« Comment repenser un modèle de société, se réapproprier le sens, la solidarité, les rapports humains et à la nature, se défaire des logiques de domination… ? »

La décroissance s’appuie sur les travaux de certains grands penseurs (cf. bibliographie) pour réfléchir, expérimenter et proposer des solutions afin de construire ensemble des transitions démocratiques et sereines, non-violentes, vers de nouveaux modèles de société à créer – qui peuvent s’inspirer du passé en termes de connaissances, de compréhension, d’expérimentations… mais qui sont également à inventer : autour de la communication non violente, du vivre ensemble, de nouveaux modèles économiques, de nouvelles manières de produire/échanger, des limites, de définir ce qui nous est « Commun » …

Il s’agit donc d’un mouvement de pensée/citoyen/politique, en construction, qui cultive volontairement une diversité de pensées et d’approches, mais qui pose néanmoins le cadre de cette réflexion dans un ensemble de valeurs : démocratie, bien-être, convivialité, non-violence, dialogue, soutenabilité, autonomie, émancipation, partage …

Quels sont les leviers pour l’action du mouvement Décroissance ?

Nous sommes déjà dans une prise de conscience sur la nécessité de changer de paradigme, ce qui remet en cause un grand nombre de choses au niveau culturel, économique, social, relationnel, etc. La réponse ne peut donc pas être universelle ni même unique. S’inspirer des expériences dans le monde autour des autres modèles d’organisation sociétale est essentiel. Pour s’attaquer à un tel paradigme, il faut créer un creuset dans lequel va pouvoir se penser la construction de demain.

Nous avons identifié 4 niveaux d’intervention :

  • L’individuel. Il s’agit de prendre position par rapport à la consommation, ce qui implique de renoncer à un certain nombre de choses, dans la mesure du possible, et de mesurer les conséquences de ces choix : relation aux autres, au travail… C’est une démarche de simplicité volontaire, une manière d’essayer de s’extraire personnellement des logiques dominantes et de se réapproprier des espaces de liberté.
  • Le collectif. Il ne faut pas attendre, il n’existe pas de modèle tout prêt « clé sur porte ». On peut dès aujourd’hui entamer la construction d’alternatives concrètes sur le territoire, des « graines d’avenir » telles que les systèmes d’échanges locaux, les écovillages, la permaculture, les villes en transition,… Ces alternatives sont des lieux, des espaces de discussion, de rapprochement, dans lesquels la réflexion collective peut s’exprimer, où l’on peut faire évoluer les mentalités et construire des alternatives concrètes. Ce sont de petites initiatives qui se développent en dehors des modèles économiques actuels mais qui ont déjà un impact concret, au point d’influencer les modèles de marketing à l’œuvre actuellement.
  • Le politique. Il faut être présent dans le débat public et politique, et être porteur d’alternatives. Il est question ici d’une forme de militantisme plus classique, qui vise à ouvrir le débat sur certaines thématiques liées à une société basée sur la croissance. Cela peut passer par la participation à des élections de manière non-électoraliste – dont le but n’est pas d’être élu mais d’être présent dans le débat pour porter les idées de la décroissance – par l’organisation de conférences, de projections-débats, de discussions, de manifestations, ou encore par une nouvelle manière de faire des actions de rue pour attirer les médias et susciter la réflexion, comme les collectifs engagés dans la désobéissance civile, les clowns activistes, les Indignés, les casseurs de pub, les anti-OGM, etc. Il s’agit de dire que la question politique nous concerne tous, qu’elle ne doit pas être réservée à une « caste ».
  • Le projet ou réflexion théorique. Nous devons définir un nouveau « vivre ensemble », un autre modèle de pensée que celui basé sur la croissance, au niveau de la communauté mais aussi vis-à-vis de la planète. Quelle société souhaitons-nous, quelle transition, comment et sur quoi la construire… ?

La décroissance pousse-t-elle à une révolution culturelle ?

Evidemment ! Quand on touche à un modèle culturel si extrêmement imprégné, on touche forcément à une sorte de « tabou ». S’y intéresser demande de se positionner à la marge du système, et ce de plus en plus fort au fur et à mesure qu’on se rapproche des sphères du pouvoir. Il faut donc parvenir à faire « masse critique », en osant s’affirmer en tant que porteurs d’une pensée alternative cohérente et applicable, appuyée sur des connaissances scientifiques fortes dans tous les domaines – les rangs de la décroissance comptent d’ailleurs de nombreux scientifiques… Sans encore faire masse critique, la décroissance a déjà fait un bond en avant dans ce sens – constructions de plus en plus visibles et influentes sur les actions de terrain – et se rapproche, plus rapidement qu’espéré, du moment où les idées de la décroissance pourront vraiment être mises en débat dans la société sur un pied d’égalité avec les autres intervenants. La richesse vient de la pensée multidimensionnelle et on gagnera toujours à mettre en regard les différents courants de pensée.

« Quand on a un marteau dans la tête on voit tous les problèmes sous forme de clous »

Il s’agit de s’outiller pour faire face à une méga-machine qui est complexe, il faut s’ouvrir l’esprit sur les possibilités de faire différemment. Nous avons dès lors besoin d’une caisse à outils qui permette aux acteurs concernés de construire des solutions adaptées aux problèmes et non des réponses uniques. Le système politique en place est complètement discrédité aux yeux de l’opinion publique, les messages envoyés depuis ce niveau sont devenus inaudibles. Pour ramener de la confiance sur la question politique, il s’agit moins d’être dans la rhétorique que dans l’action, l’expérience, le faire « Ici et Maintenant » ; ce qui demande aussi de pouvoir créer, bricoler, inventer. Cela permet de se réapproprier du bien-être et du sens, d’ouvrir des possibles ! On peut penser différemment, sans même savoir si c’est pertinent et applicable, mais le fait de l’imaginer est la première étape pour transformer la société…

Nos organisations – à l’image du COTA – sont un lieu d’expérimentation important pour déconstruire les paradigmes qui imprègnent nos activités quotidiennes et permettre de percevoir les autres voies… Il y a également beaucoup à apprendre de ce processus complexe de transition.

La décroissance : un projet « bobo » ou un projet inclusif ?

Le projet de décroissance est facilement critiqué pour ne s’adresser qu’à une certaine frange de la population, privilégiée économiquement et culturellement. Il est vrai que les citoyens engagés dans les initiatives concrètes tendent à se ressembler, c’est une réalité sociale qui ne se limite pas aux raisons économiques – d’ailleurs les inégalités endémiques sont bien présentes, au Nord comme au Sud – mais qui se manifeste aussi en termes de culture, d’imaginaire, de protection/d’autodéfense à la manipulation,… La première des décroissances devrait évidemment être celle des inégalités, sans quoi il n’y a pas de démocratie. Il faut travailler à la manière d’ouvrir ces alternatives à d’autres personnes même si ce n’est pas simple. La réalité économique limite trop souvent le temps disponible pour militer/sensibiliser.

« Un système basé sur une croissance infinie dans un monde fini est absurde »

L’effondrement du système en place est déjà en cours, à l’image des limites physiques atteintes de manière de plus en plus perceptible. Cela va participer à donner du crédit aux idées de la décroissance. Cet état de fait instaure la prise en compte de la notion de résilience car tout ce qui est entrepris maintenant servira de fondements, de bases, sur lesquels la société pourra s’appuyer demain pour faire face à de plus grosses crises encore.

L’action par la consommation (« consom’action ») est-elle un levier de changement suffisant ?

Les changements de société auxquels nous avons fait référence pourraient-ils venir de cette seule voie ? Certainement pas. L’action au niveau de la consommation individuelle n’est pas suffisante pour espérer que ces initiatives, couplées aux effondrements en cours, puissent faire émerger le changement. Car tant qu’on parle de consommation, on ne remet pas en cause le productivisme et on laisse place aux mêmes logiques de réappropriation marchande, comme dans le cas de la production biologique, vidée de son sens une fois récupérée par l’agrobusiness. En réalité, ce sont les structures de fond, le capitalisme, qu’il faut remettre en question, car depuis très longtemps, elles ont montré leurs capacités à se relever des effondrements cycliques et même à en profiter, à l’instar des mouvements sociaux tels que Mai 68’, qui réclamait l’autonomie et qui a hérité de la précarité. Néanmoins, le fait d’agir au niveau local doit être perçu comme un outil éducatif qui pourrait, in fine, parvenir à un changement politique profond. C’est aussi une façon de se réapproprier un premier espace, d’où l’importance d’articuler les niveaux individuel et collectif.

Comment « la décroissance » envisage-t-elle ses relations à l’état, au projet européen et, plus largement, aux mécanismes de prise de décision au niveau international ?

La décroissance pose la question de la réappropriation démocratique des Communs…
Cela ouvre la réflexion sur le sens de ce que l’on produit, de comment on le produit et pour quels usages et, de façon centrale, des leviers économiques, sociaux et politiques pour remettre l’économie à sa juste place. La transition est déjà palpable autour de l’engagement dans la simplicité volontaire et d’autres alternatives concrètes qui produisent, échangent, expérimentent localement au quotidien et préfigurent ce que pourraient être demain des sociétés de décroissance. Il y a là de toute évidence un certain nombre de choses à faire ensemble, il faut dès lors des organismes pour permettre d’organiser voire de réguler ces choses : mise en place des politiques publiques, …

Aborder le sujet des institutions pose également la question de la transition « institutionnelle », car les institutions sont préexistantes et, même si elles sont ouvertes aux idées de la décroissance, elles n’y sont pas toujours adaptées. Le débat porte donc sur comment les faire évoluer, comment les réformer, comment on peut en déconstruire certaines et comment on peut éventuellement en inventer de nouvelles, pour permettre de tendre vers de nouveaux modèles de société.

Quel est le bon niveau d’exercice de la démocratie ?

La relocalisation ouverte est un aspect fondamental de la décroissance, y compris et surtout en ce qui concerne l’exercice de la démocratie. Il faut donc tout d’abord questionner la taille, l’échelle des différents niveaux de prise de décision et repenser les espaces possibles pour expérimenter de nouvelles formes de démocratie. Rapprocher les structures de décision des citoyens est nécessaire de façon à se réapproprier plus facilement la politique. Le principe de subsidiarité s’applique ici et aide à situer (ou dessiner) les institutions les plus pertinentes pour prendre en charge ces questions.

L’état semble éventuellement être un niveau approprié mais les décroissants souhaitent que cela puisse évoluer vers d’autres formes, par exemple, une plus grande organisation au niveau régional. En Belgique, par exemple, les régions semblent être des périmètres adaptés. Le niveau des états et des régions reste donc pertinent, du moins aujourd’hui. Le niveau de l’Europe semble plus discutable… La sécurité militaire est en tout cas une question urgente et la désescalade militaire doit commencer au niveau des pays occidentaux, l’Europe en tête. Nous avons certainement besoin aussi d’institutions internationales – l’ONU est d’ailleurs un cadre intéressant, bien que certains de ses fonctionnements nécessitent d’être revus tels que le droit de véto… D’autres sont dépassées et dangereuses, comme le FMI ou l’OTAN, et doivent être remises en cause sans délai. Au niveau international, nous avons aussi besoin de symboles et de déclarations communes qui font sens. A l’instar de la déclaration des droits de l’homme, une déclaration universelle sur les droits de la terre à être protégée devrait voir le jour pour garantir un cadre de référence pour l’avenir. Pour donner le goût de la politique et se la réapproprier, les conférences citoyennes, lieux de délibérations autour d’enjeux de société, à l’instar des Communs par exemple, pourraient être démultipliées.

Comment la décroissance imagine-t-elle le rôle des institutions ?

L’actualité récente a poussé à interroger la sortie de la religion de l’économie et à remettre en question la souveraineté démocratique des états au nom d’une dette publique critiquable. Cela pousse à la réflexion sur le sens : quelles monnaies voulons-nous ? Pour quels usages ? Quelles institutions pourraient mettre en place ces systèmes économiques locaux alternatifs ? L’économie ne doit être qu’un outil, parmi d’autres. Un autre axe important de la réflexion porte sur la réappropriation du Commun ainsi que la notion de gratuité (« gratuité des usages, enchérissement des mésusages ») : comment se réapproprier la réflexion sur l’usage des Communs et leur gestion démocratique, politique et citoyenne ? La centralité de l’économie interroge donc fortement les institutions et leur échelle. Le mouvement pour la décroissance a réfléchi à quelques pistes de solutions pour aider à se réapproprier l’économie, comme la mise en place de politiques progressives de reconversion des métiers ou des outils tels que le RIE (Revenu inconditionnel d’existence), accompagné d’un RMA (Revenu maximum acceptable) dans une perspective long terme, qui pourraient être mis en place au niveau de l’Europe. Enfin, la notion du travail telle qu’elle est actuellement pensée aujourd’hui doit être repensée. Il va de soi que permettre de réduire le temps de travail peut contribuer à réduire le chômage.

« Travailler tous pour travailler moins »

Les réflexions portent aussi sur le système d’enseignement, lui aussi reflet d’une culture commune bien établie – performance, mérite,… – et qui ne semble donc pas prêt pour s’appuyer sur d’autres principes tels que : autonomie, responsabilité, sécurité constructive, pratiques démocratiques… Il faut pouvoir imaginer une école qui serait plutôt une école de la vie, qui ferait de l’éducation populaire et intergénérationnelle permanente, où il serait fondamental d’enseigner des outils pour apprendre à communiquer, à gérer des conflits, à construire des décisions collectives.

Le poids et l’instrumentalisation des médias posent aussi question. Il faut interroger la place de la publicité dans les médias traditionnels, quand ils ne sont pas eux-mêmes vecteurs d’idéologie. La réponse apportée actuellement est la création de médias alternatifs comme Kairos, Silence, BastaMag, Reporterre,… basés sur le volontariat ou l’échange mais qui galèrent économiquement, ne bénéficiant pas de subsides publics, pour pallier au manque de travail journalistique d’investigation.

Concernant la sécurité alimentaire, il faut évidemment revoir notre conception, ne pas construire notre propre sécurité alimentaire au détriment des autres – voir les conséquences de la PAC – ce qui amène à revoir un certain nombre de politiques. Ceci en tenant compte de la « relocalisation ouverte », c’est-à-dire une relocalisation qui permet, si des besoins ne peuvent être rencontrés localement, de rentrer dans des logiques de solidarité entre territoires écologiques relocalisés. On peut alors entrer en dialogue avec les différents acteurs pour construire des solutions justes et environnementalement soutenables. Ces questions aussi devraient être traitées au niveau le plus proche possible des citoyens

Notre modèle de consommation et de production influe aussi grandement sur ces questions car nous sommes totalement dépendants d’importations continues de ressources – essentiellement fossiles, ce qui nous oblige à avoir un complexe militaro-industriel extrêmement puissant pour assurer la continuité dans l’accès à ces ressources. Nous pourrons sortir d’une logique militaire dès lors où nous ne serons plus dépendants de ces importations, ce qui passe par une réduction importante de nos productions et une relocalisation de ces productions qui répondent aux besoins redéfinis et permettent un autre rapport aux autres.

La décroissance est-elle exposée au risque d’une nouvelle forme d’impérialisme ?

Cette critique est régulièrement adressée au mouvement. La décroissance est suffisamment influencée par la critique du développement porteur d’impérialisme culturel ainsi que par la critique de l’universalisme pour ne pas tenir compte de ce risque. La manière de colporter les idées de la décroissance ne répond pas à une logique de convaincre ou d’imposer, mais simplement d’essayer d’instaurer du dialogue et d’inciter les gens à se réapproprier des questions qui ont du sens – ou se réapproprier le droit de conclure que cela n’a pas de sens pour eux.

Les alternatives s’expriment différemment selon les régions du monde, dans des langages différents de ceux utilisés en Occident, mais il y a convergence dans l’expression de ces alternatives. La décroissance peut être le creuset qui permet à un certain nombre de modèles de s’exprimer, en tenant compte des réalités locales – par exemple les villes en transition anglo-saxonnes, le « buen vivir » en Amérique latine, les mouvements post-développementistes africains, la simplicité volontaire en Inde, les Communs aux USA, … Il s’agit donc bien de la cohabitation de modèles, qui naturellement sont basés sur des histoires et des cultures différentes. Et c’est l’ensemble de ces modèles alternatifs qui permettra de faire face aux enjeux globaux. Un bon exemple de cette convergence est la 4ème conférence internationale sur la décroissance qui s’est tenue à Liepzig (septembre 2014), où 3200 personnes de 74 nationalités différentes se sont réunies et qui partagaient les mêmes considérations que les objecteurs de croissance, au-delà des particularités culturelles, politiques, historiques, contextuelles de leurs approches, de leurs questionnements et des solutions qu’ils y apportent. Retenons l’image de la pelote de laine : plus on tire sur un fil, plus on se rend compte que les questionnements, réflexions, solutions se rejoignent, toujours avec une diversité des approches, et qui permet de comprendre la complémentarité de toutes ces réflexions.

Quels types de relation entre le projet politique de la décroissance et les autres acteurs : partis politiques, syndicats, société civile, monde de l’entreprise, … ? Quelles observations/hypothèses sur l’évolution de ces autres types d’acteurs non institutionnels ?

Il est d’importance capitale d’identifier les « corps intermédiaires », de rentrer en contact et de discuter avec eux. En Belgique, le tissu associatif est très actif, il a un rôle d’interaction extrêmement dynamisant au niveau de la population et sur lequel il est intéressant de s’appuyer.

Les décroissants ont pas mal questionné les mouvements politiques et ont parfois même pu construire le dialogue. Malgré un accueil plus que mitigé au départ, on mesure maintenant combien ces questions ont cheminé et peuvent enfin être posées dans le débat public. On ne peut que constater l’impact sur le fait de provoquer le débat de manière assez importante.

Les syndicats sont également en train – depuis très récemment – de s’ouvrir à ces discussions, alors qu’ils étaient très réfractaires aux idées de la décroissance puisqu’elles questionnent l’idéologie du travail, notamment à travers la critique du productivisme et la proposition d’un revenu de base inconditionnel. Ils reconnaissent maintenant les objecteurs de croissance comme porteurs d’alternatives valables.

Aussi, on constate une présence très récente dans le monde académique – par exemple la recherche interdisciplinaire au sein de Research&Degrowth – qui donne aussi une crédibilité à la pensée de la décroissance, avec toutefois la difficulté que cette pensée ne rentre pas aisément dans le cadre académique tel qu’il est aujourd’hui. Il faut donc essayer de faire bouger les lignes, de déstabiliser les logiques de l’intérieur (logiques des sciences partitionnées, des disciplines, de l’expertise, des méthodologies, …). Les objecteurs de croissance belges organisent des rencontres chaque année dans les trois grandes universités francophones du pays (ULB, UCL, ULG) et, chaque fois que possible, avec les étudiants et le corps académique. La décroissance est de plus en plus discutée et enseignée dans les universités et intégrée à des programmes de licence, master et doctorat.

Le débat n’est par contre pas constructif avec le monde des entreprises et des multinationales, le discours basé sur la décroissance n’ayant pas de sens pour une entreprise basée sur le profit. Le dialogue doit donc se construire pour communiquer de manière non-violente sur la déconstruction de ces modèles économiques, sur la reconversion, … en partant du principe qu’au-delà des institutions, le dialogue s’engage avec des personnes. On peut également profiter de l’intérêt évident que porteront les multinationales à ces idées une fois le repositionnement devenu incontournable – on assiste déjà au greenwashing – pour enclencher le débat sur le sens.

Quelle vision des relations « Nord-Sud » ? Quelle conception de l’aide au développement ?

Nous sommes dans un monde interconnecté dans lequel les interdépendances sont extrêmement fortes et complexes. Nous avons évoqué la question de la sécurité alimentaire et de la dépendance au pétrole notamment. Il y a face à cela deux choix : soit on reste aveugle – raréfaction du pétrole qui impose de se lancer dans une logique militaire pour le contrôle des ressources – soit on prend conscience de ces interdépendances et de toute l’assistance technique, énergétique et humaine donnée par d’autres pays – qui commencent à rentrer en concurrence avec les pays émergents. On pourrait alors décider d’entrer dans une période organisée et non-violente de transition durant laquelle on met en place des logiques de dialogue avec ces pays. C’est-à-dire permettre enfin aux populations colonisées de quelque manière que ce soit – destruction des équilibres sociaux et écologiques, colonisation des imaginaires – de rompre avec ces dominations pour leur permettre de se réapproprier leur autodétermination, ce qui ne sera pas possible sans la transformation de nos propres modèles de production et de consommation dans les pays où nous avons une empreinte écologique supérieure à une planète.

Il faut évidemment rester attentif à ne pas reproduire les écueils passés et ne pas retomber dans des logiques colonialistes et impérialistes lorsque l’on souhaite faire émerger le débat de société – par exemple, la promotion de la démocratie ou de l’égalité dans des sociétés qui ne partagent pas les mêmes référents.

Faut-il une aide publique au développement ?

La question est évidemment complexe. Mais mettre de l’argent dans des sociétés où l’argent a déjà tout perverti n’est pas la bonne réponse pour sortir de la centralité de l’économie. Il vaut mieux mettre en place du respect et du dialogue qui sortent des logiques économicistes et de toute forme de domination pour permettre de poser les bonnes questions.

Avant toute chose, il faut donc se poser la question de ce qu’est le développement et, a fortiori, l’aide publique au développement. Si cela a pu s’apparenter à un rapprochement du modèle occidental, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il faut donc pouvoir mettre les mots sur cette nouvelle forme, ce à quoi les ONG peuvent travailler.

Si l’aide publique au développement peut encore avoir du sens à l’heure actuelle, c’est bien face au réchauffement climatique et aux effets qu’il génère – comme les migrations climatiques – en permettant une certaine résilience locale, au niveau de l’alimentation notamment. Les pays peuvent être démunis à ce niveau et être demandeurs d’aide et de financements par exemple, pour repenser les modèles agricoles, l’accès à l’eau, …

Vous souhaitez en savoir plus sur la décroissance ?

Le Cota alimente une sélection de documents électroniques consacrés à la Décroissance : www.diigo.com/user/cota_asbl/decroissance

Sites Internet
Cycle d’entretiens avec Vincent Liegey

http://vimeo.com/decroissance

Groupe de Réflexion et d’Action pour une Politique Ecologique
www.grappebelgique.be
Mouvement politique des Objecteurs de Croissance (Belgique)
www.objecteursdecroissance.be
Parti pour la Décroissance (France)
www.partipourladecroissance.net
Research and Degrowth
www.degrowth.org

Ouvrages de référence
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Arendt, Hannah, 1972, “La crise de la culture”, Editions Gallimard.
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Mylondo, Baptiste, 2012, “Pour un revenu sans condition : garantir l’accès aux biens et services esssentiels”, Editions Utopia.
Partant, François, 1982, “La fin du développement, naissance d’une alternative”, Editions La Découverte, (rééd. Actes Sud, 1997).
Polanyi, Karl, 1983 [1944], “La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps”, Editions Gallimard.
Rahnema, Majid, 2003, “Quand la misère chasse la pauvreté”, Editions Fayard/Actes Sud.
Sachs Wolfgang, Esteva Gustavo, 1996, “Des ruines du développement”, Editions Ecosociété (rééd. Le Serpent à Plumes, 2003).
Schumacher, Ernst Friedrich, 1979 [1973], “Small is beautiful : une société à la mesure de l’homme”, Editions du Seuil, collection Points.
UNESCO, 2003, “Défaire le développement, refaire le monde”, Editions Parangon.
Vieille Blanchard, Elodie, 2011, “Les Limites à la croissance dans un monde global : modélisations, prospectives, réfutations”, thèse de doctorat, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

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