Tous malades du Covid-19

De cette pandémie, plus que les trop nombreux morts liés au Covid-19, c’est probablement le confinement généralisé et prolongé de 4 milliards d’êtres humains qui restera dans les livres d’histoire et d’économie.

Que s’est-il passé à l’orée du printemps 2020, pour que devant cette situation sanitaire, il ait été unanimement consenti à un confinement presque intégral de la population française …. quoi qu’il en coûte ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Cette décision unanime, quasi mondiale pose questions. Pourquoi ce virus justifiait-il de telles mesures alors que rien n’est fait contre d’autres dangers bien pires ? Ne risquent-t-elles pas surtout de nous coûter encore plus cher, humainement, socialement, y compris en nombre de morts indirectes ?

Agissant comme un miroir de notre comportement de prédation à l’égard de la biodiversité, le virus du Covid-19 est pourtant loin d’être celui qui précipitera la disparition de l’espèce humaine. La plupart d’entre nous continuons et continuerons de mourir de pathologies chroniques, sournoises et anthropiques mais aussi de vieillesse.

Que dit cet épisode du rapport qu’entretient notre civilisation à la nature, aux limites, mais aussi à la mort, donc à la vie ? Le propre de nos sociétés modernes n’est-il pas de tenter de nier la mort et de repousser toujours les limites…quoi qu’il en coûte ? S’il fallait choisir entre « cesser de vivre pour ne pas mourir » ou « accepter la mort pour vivre », que ferions-nous ?

L’expertocratie

À l’inverse de nombreux autres événements tout aussi dramatiques qui n’ont jamais bénéficié d’une telle focalisation (victimes quotidiennes de la famine, cancers dûs aux pesticides, surmortalité liée à la pollution de l’air, noyades de migrants en Méditerranée…), toute notre société occidentale, tous les médias et bien sûr toute la politique n’ont tourné qu’autour de cet événement.

Notre attention s’est d’abord focalisée sur les moyens hospitaliers. Le personnel médical dans son ensemble a lancé l’alerte sur la dangerosité du virus mais surtout sur les capacités limitées et l’absence de matériel à disposition pour traiter tous les cas graves. Ils étaient évidemment dans leur rôle. Ils ont énuméré les mesures à prendre pour éviter que les hôpitaux (et les soignants) n’explosent : augmenter les capacités d’accueil, mais surtout, réduire au maximum les risques d’exposition des plus fragiles, favoriser le télétravail et la limitation des déplacements… Il fallait les écouter. C’était légitime. Ils ont fait leur travail. Comme tout le monde nous ne pouvons que les remercier pour leur engagement.

Mais fallait-il n’écouter qu’eux ? Pendant des semaines la France et une bonne partie du monde, n’a vu l’épidémie qu’à travers la lorgnette du nombre de lits de réanimation disponibles. Au-delà de la contrainte d’une réponse rapide à la crise émergente, le débat public a-t-il été moralement possible, ou acceptable ? Les politiques, et en premier lieu le gouvernement, ont eux aussi joué parfaitement leur partition : ils n’ont pas eu de vision politique et ont préféré une nouvelle fois proposer des réponses techniques à une question sociale, en ne prenant en considération que les préconisations d’un conseil scientifique composé presque exclusivement de médecins. Si bien que l’évidence collectivement admise, c’est qu’il fallait absolument limiter le nombre de nouveaux patients en réanimation … quoi qu’il en coûte. Comme si nous avions été gouvernés par le corps médical pendant plusieurs semaines.

L’esprit autant paralysé que le corps

On ne compte plus les débats pour pointer les responsables du dépeçage du service public hospitalier, ou faire des procès en mauvaise gestion dans l’affaire des masques. Il est maintenant acquis qu’il aurait fallu immédiatement mettre en place un bouquet de solutions qui se complètent : distanciation, port du masque, tests sérologiques, confinement systématique des personnes infectées, traitement et aussi immunité collective en douceur. Et en tant qu’objecteurs de croissance, nous sommes les premiers à dénoncer l’économicisme qui nous a amené à la situation décrite ci-dessus.

Mais, il n’y a jamais eu débat sur le préalable suivant : il faut absolument soigner tout le monde … quoi qu’il en coûte.

Fallait-il confiner 4 milliards d’êtres humains ? Fallait-il lutter, quoi qu’il en coûte, contre le virus ? La peur est telle que nous sommes désormais prêts à négocier avec notre liberté, à ne plus résister contre le pouvoir (une aubaine pour les tenants de la stratégie du choc), à perdre en autonomie, à construire une société aseptisée, méfiante, distante.

Tant et si bien que le confinement risque en définitive de causer plus de dégâts que le virus lui-même : violences familiales, licenciements, expulsions, dépôts de bilan de nombreuses PME, précarisation, dépressions, séparations, sédentarité et explosions des inégalités sociales. Le confinement nous a été présenté comme inévitable, alors qu’il s’est toujours agi d’un choix politique. Tout cela sans aucun débat, voire aucune information, sur le sens et les conséquences d’une telle décision, sur notre quotidien comme sur notre futur. En cela, la situation actuelle a été totalement construite, et dans des proportions sans doute démesurées.

Aujourd’hui, à l’heure d’un déconfinement partiel et peut-être temporaire, la demande sociale pour des contrôles et des mesures de protection collective est extrêmement forte. Ce qui nous semblait révoltant ou inadmissible hier, est devenu acceptable. Une sorte de servitude volontaire, rendue nécessaire voire indispensable, par la mise en spectacle médiatique du décompte journalier des décès et des contaminations, livré sans mise en perspective historique, ni relativisation ou comparaisons. Il flotterait même dans l’air une résignation à un éventuel reconfinement, qui pourtant aurait des conséquences tout aussi catastrophiques.

Au lieu de cela, on aurait pu espérer de l’institution, dans sa gestion de la pandémie, qu’elle pense la société dans sa globalité. S’il y a bien un moment où le rôle de l’État est de prendre en charge tous les pans de la société, c’est dans ce genre de situation exceptionnelle, où la société risque d’être fragilisée encore plus. Les élans de solidarité citoyenne admirables qui ont émergé tout au long de ces deux mois ne peuvent remplacer une politique générale du care. La brutalité de la crise aurait mérité des mesures de solidarité et de partage ambitieuses : revenu universel, garantie d’accès aux services et produits de première nécessité, impôt sur la fortune et autre plafonnement des revenus.

Au final, nous sommes tous tombés malades du Covid : dans la chair – pour de bien trop nombreuses personnes -, mais aussi dans les esprits, chacun à des degrés divers tiraillés par la peur, l’angoisse mais aussi la défiance. L’esprit autant paralysé que le corps.

Apprendre à mourir pour simplement vivre

Notre société n’est plus en mesure d’accepter la mort. Ce déni de la mort, cette course vers le zéro mort acceptable interroge. Qu’est-il advenu de la mort naturelle ? Qu’est-ce que vieillir et quelle place accorder au technoscientifique dans ce processus ? La fin de vie doit-elle nécessairement être médicalisée et technicisée ? Est-il possible de mourir ailleurs que dans un hôpital ou isolé dans un EHPAD ? Plutôt que de s’arc-bouter coûte que coûte contre la mort, est-il possible d’avoir recours à des moyens plus humains, conviviaux et chaleureux d’accompagner la fin de vie, quitte à ce que celle-ci soit peut-être un peu plus courte ? Laisse-t-on la possibilité aux personnes âgées, particulièrement en ces temps de Covid-19, de choisir de voir leurs enfants et petits enfants, quitte à accepter le risque de mourir plus tôt ?

« Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l’infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi qu’un tel dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine » énonçait Ivan Illich.

Sommes-nous prêts quoi qu’il en coûte à sacrifier la vie pour mourir le plus tard possible ? Sommes-nous prêts à renoncer à nos libertés, collectives comme individuelles pour cela ? Quelles ressources (financières, humaines, matérielles) utiliser pour les dernières années de vie ? Doivent-elles être aussi importantes que celles mobilisées pour les vingt premières ? Ne sommes-nous pas tombés dans l’excès, où, pour ne pas mourir, nous sommes prêts à arrêter de vivre ?

Toutes ces questions posent celles de notre finitude et des limites acceptables pour la repousser. Le refus des limites est une des caractéristiques du capitalisme. Christian Arnsperger, parmi d’autres, avait déjà montré que le capitalisme offre une solution fonctionnelle, matérialiste, simple à interpréter et à mettre en œuvre, pour se rassurer sur sa condition d’être fini. Consommer et produire à l’infini, au-delà de nos capacités : la logique d’accumulation du capital soulage nos angoisses en s’efforçant vainement de nous donner l’illusion de l’immortalité et de combler le manque. L’angoisse de ces réalités nourrit la cupidité du capitalisme, elle en est son carburant principal.

C’est donc bien, en creux, la question des limites qui est posée depuis plusieurs semaines, à travers ce combat contre la pandémie :

– limites du modèle productiviste : destructeur de l’environnement et de la biodiversité, pilleurs de ressources non renouvelables et créateurs d’inégalités.

– limites de notre toute-puissance : jusqu’où voulons-nous contrôler la nature ? Pourquoi les morts causées par la nature nous révoltent toujours plus que les morts causées directement par l’homme (guerres, famines créées par le jeu de la finance, victimes de l’émigration, réfugiés climatiques …) ?

– limites trop souvent oubliées de la vie : derrière le projet transhumaniste propre au capitalisme se cache la peur de notre finitude. Parmi les questions occultées, celle de la mort nous est revenue au visage.

– limites de notre démocratie, qui ne sait plus si elle doit s’en remettre au savoir des experts (qu’ils soient économistes, biologistes, médecins ou non), au pouvoir de l’État ou si elle doit réclamer plus de pouvoirs pour la population, où chacun aurait sa part de liberté, et ses responsabilités à assumer.

Vers un nouveau contrat social

Un simple virus a réussi l’impossible, l’impensable, il y a encore quelques semaines. Il a temporairement arrêté notre mégamachine productiviste et consumériste, mais aussi économiciste et techno-scientiste. Cette machine est en guerre, inconsciente et symbolique, contre notre incapacité à accepter la mort, donc les limites. C’est ce que nous rappelait Bernard Maris : la quête d’une croissance éternelle, palliatif à notre incapacité à appréhender la mort, nous amène à détruire notre environnement, et à semer la mort.

Ainsi, un simple virus a déporté notre guerre contre la mort. Nous sommes passés en quelques heures d’une quête de croissance pour la croissance vers la lutte contre un virus !

C’est l’enseignement à tirer de cette réaction hystérique et hystérisée de ces dernières semaines, où le déni de la mort nous a conduit à nous mettre à l’arrêt, tout en semant des maux probablement bien pires. C’est le reflet de notre civilisation occidentale incapable de penser, d’accepter les limites et, qui dans une quête illusoire vers l’immortalité, met en péril la simple vie d’autres civilisations mais aussi des générations futures. L’hubris de notre modèle de société est à nouveau remis en question, de la plus brutale des manières.

Bien plus que d’un vaccin et de gestes barrières, c’est d’un nouveau contrat social dont nous avons besoin, basé sur un nouvel imaginaire. Dans les mois qui viennent, il faudra choisir.

Soit persévérer dans le productivisme et le consumérisme sans limites, et en contrepartie, accepter de construire, quoi qu’il en coûte, une société de la peur, aseptisée, vulnérable, infantilisée, dépendante de la technique. Ou alors construire des sociétés de la sobriété, de la mesure et de l’acceptation, qui redonnent du sens et des limites ; et ainsi s’ouvrir à des sociétés autonomes et libres de se fixer ses propres règles, conviviales et en capacité de maîtriser les choix techniques, chaleureuses et basées sur l’attention portée à tou•te•s par tous, la confiance et la responsabilité.

Thomas Avenel, Stéphane Madelaine, Vincent Liegey, Christophe Ondet et Anisabel Veillot
Co-auteurs d’Un Projet de Décroissance (Utopia, 2013).

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